Paradoxalement, c'est lorsque les colonies perdirent leur statut particulier qu'elles purent commencer à participer à la vie politique et administrative russe. Avec l'abolition du servage en 1861, le tsar Alexandre III engageait la Russie dans une voie d'harmonisation des statuts de toutes les populations. Jointe à une volonté de décentralisation, l'entreprise allait dans le sens du progrès.
Certes, les Allemands de la Volga se virent privés d'un privilège précieux : l'exemption de services militaires et civils. Dans le même temps, se développait le panslavisme à l'instar des nationalismes qui se réveillaient partout en Europe. Les colonies allemandes ne répondaient plus à la nouvelle tendance qui était de faire correspondre un peuple à un Etat. Beaucoup d'Allemands émigrèrent sur le continent américain. Le chiffre n'est pas précis, mais fait état de plusieurs dizaines de milliers.58
Cependant, il y avait là un notion de choix individuel toute nouvelle dans la colonie. Si l'organisation communautaire avait contribué à développer un sens civique particulier aux colons, son affaiblissement correspondait à adaptation indispensable à un monde plus moderne. Tout comme les paysans russes, les paysans allemands acquirent un droit de propriété et donc une certaine indépendance. Ils étaient prêts à prendre leur place dans un Etat qui semblait évoluer vers une société cosmopolite de citoyens conscients d'avoir à défendre des intérêts personnels.
Les initiatives prises à l'époque pour développer des organes de presse témoignent de l'éveil d'une réflexion politique. Certes, la plupart des journaux sont d'origine confessionnelle et leur vocation première est l'édification religieuse. Ainsi, le « Friedensbote auf Berg- und Wiesenseite der Wolga59 » est l'uvre du pasteur Günther, dont le but était de fonder un établissement caritatif à l'intention des orphelins, tout en assurant un soutien spirituel aux communautés protestantes de la région. Le « Morgenstern »60, d'obédience piétiste, participait au conflit qui opposait la communauté piétiste à l'église luthérienne orthodoxe. Le « Klemens »61, créé par Joseph Kruschinsky en 1897, rendait compte de la vie du diocèse de Tiraspol, dont le siège épiscopal était Saratov.
Mais au-delà des considérations purement religieuses, ces journaux, tout en gardant une certaine réserve, prirent position dans le débat politique. Ainsi le pasteur Günther, outre le « Friedensbote », lança en 1905 une revue, les « Heimatglocken »62. Il y élargit les questions posées à l'échelle de l'empire et, à l'approche des élections à la Douma, il présenta les différents partis et prit position contre les partis révolutionnaires. Le « Klemens » dénonçait aussi les projets de modification politique. Par contre, une des options du « Morgenstern » était la lutte contre les abus de l'église et certains de ses membres se reconnurent donc dans le mouvement révolutionnaire.
Par ailleurs, les milieux religieux n'eurent pas le monopole exclusif de l'information. Ainsi, le premier périodique volga-allemand est dû à une initiative privée. Il s'agit du « Saratowsche Deutsche Zeitung » 63 lancé le 13 Octobre 1864 par E.Exe et Gottlieb Bauer. Il fut l'uvre d'intellectuels libéraux. Certaines de ses rubriques révèlent un intérêt pour la vie politique, non seulement de la région, mais aussi de la Russie et du monde. La parution du « Saratowsche Deutsche Zeitung » fut interrompue en 1866 pour des raisons financières. C'est en 1906 que parut un autre journal non confessionnel : il s'agissait du « Deutsche Volkszeitung »64 qui prouve, lui aussi, l'existence de milieux ouverts à une réflexion sur l'évolution de l'Etat russe. Leur but est d'inciter leurs lecteurs à prendre part activement aux choix politiques qui s'offrent à eux. Jean-François Bourret fait l'analyse suivante : « Sa première consigne peut se résumer ainsi : ne pas voter systématiquement pour les notables locaux dont le journal dénonce les procédés. »65
Ainsi, les Allemands de la Volga se montraient prêts à utiliser
les nouvelles conditions offertes par l'amorce d'une démocratisation
de l'Etat russe.
En outre, cet éveil allait dans le sens d'une intégration :
les clivages étaient plus politiques que nationalistes. Ainsi, le
pasteur Günther, tout en considérant l'alliance de tous les Allemands
de Russie comme un objectif important, n'en était pas moins un fervent
défenseur de l'empire autour de la personne du tsar. On retrouve le
même attachement au tsar dans le « Klemens »,
qui s'inquiétait de l'effervescence révolutionnaire. En revanche,
on trouvait dans le « Saratowsche Deutsche Zeitung »,
une certaine méfiance à l'égard de la bourgeoisie allemande
des grandes villes russes et de la noblesse des provinces baltes. Par ailleurs,
l'intérêt de la société volga-allemande pour le
monde industriel et commercial russe est confirmé par les
références au « Russkoe Slovo », le
journal des industriels libéraux de Moscou ou au « Lodzer Rundschau
», qui paraissait à Lodz, la capitale de l'industrie textile
russe.
On était loin du « Moskauer Deutsche Zeitung », dont les préoccupations étaient surtout culturelles, et l'on retrouvait dans les choix politiques des Allemands de la Volga le pragmatisme des peuples habitués à lutter pour leur survie.
Pourtant, même si les considérations d'ordre pratique
déterminaient leur mode de pensée et les plaçaient au-dessus
des conflits ethniques, ils n'en restaient pas moins soucieux de sauvegarder
leur particularisme , fait de multiples composantes. Ainsi, le pasteur
Günther désigne la Russie sous le nom de «
Heimat » et même de « Vaterland
»66 et ses
compatriotes sont les « citoyens russes de langue allemande
»67. Tout comme le
« Friedensbote » du pasteur Günther, le «
Saratowsche Deutsche Zeitung » ouvre une rubrique sur
l'histoire des débuts de la colonisation.
A travers la presse, on voit donc que les Allemands de la Volga avaient
développé une conscience politique suffisante pour faire d'eux
une minorité agissante au milieu des bouleversements du vingtième
siècle.
L'habileté des Allemands de la Volga à se faire une place dans
le cadre qui leur était octroyé fut particulièrement
évidente lors de la confirmation par le décret du 19 octobre
1918 de l'autonomie du Territoire de la Volga. Il est remarquable que
malgré une installation relativement récente , d'environ 150
ans , ils furent la première minorité à obtenir un statut
d'autonomie .
Avec la mise en place des zemstvos, accordée par Alexandre II, les
conditions étaient données pour que la vie politique se
déroulât selon les règles de la démocratie.
Parallèlement à l'échange des idées , que
l'aperçu de la presse à permis de mesurer, on voyait
apparaître aussi des classes sociales qui auraient à défendre
leurs intérêts. J.F. Bourret déclare : « Le
passage à la propriété individuelle à partir
de 1871, créa peu à peu à la fin du 19ème
siècle un prolétariat allemand alors que dans le même
temps augmentait la prospérité de la bourgeoisie commerçante
et des grands propriétaires terriens.
»68
Des liens de classe semblaient pouvoir faire sortir la colonie de son isolement
et la première Douma d'Empire compta parmi ses membres deux Allemands
de la Volga. L'un d'eux, Jacob Dietz fut d'ailleurs élu à
l'unanimité au niveau de l'oued de Kamychin, alors que trente-six
des cinquante-deux électeurs étaient russes.
Mais l'exaspération des sentiments nationalistes en Europe allait
déplacer les conflits, comme si la société de classes
qui aurait à régler des problèmes concrets pour s'organiser
fuyait la réalité des luttes d'intérêts. En Russie,
les ressentiments à l'égard des Allemands se
développèrent surtout à partir de l'union
réalisée par Bismarck d'une Allemagne, dont on craignait la
puissance. En outre, à partir de 1879, les grands propriétaires
terriens allemands obtinrent la création de protections douanières,
alors que les Etats allemands avaient été traditionnellement
importateurs de blé russe. Les paysans allemands installés
en Russie en souffrirent comme les paysans russes. Il n'empêche qu'on
les associa, sans approfondir la question, à des mesures qui leur
nuisaient tout autant. C'est à l'occasion de la Première Guerre
Mondiale que l'on peut constater le plus clairement à quel jeu hypocrite
se livrent les xénophobes. J.F. Bourret remarque que « la
première voix qui s'éleva en août 1914 contre les Allemands
de Russie fut celle du Ministre de l'agriculture, Krivoschein
»69. La
réalité était le manque de terres cultivables. La
xénophobie à l'égard des Allemands offrait une solution
au problème de la répartition des terres : les ordonnances
de 1915 sur la propriété étrangère interdirent
aux sujets russes d'origine allemande ou autrichienne ou hongroise
d'acquérir de nouvelles terres et obligèrent ceux qui étaient
dans les zones frontalières occidentales ou maritimes à les
rendre. La lecture des raisons de telles décisions montre à
quel point les tentatives de placer les Allemands de la Volga dans l'un ou
l'autre camp d'une guerre qui leur parut fratricide sont dérisoires.
Sans doute étaient-ils partagés, mais ils étaient avant
tout inquiets de leur avenir personnel et leur premier souci, bien loin de
choisir l'un ou l'autre camp, était de se maintenir sur des terres
qu'ils considéraient comme leur patrie. Finalement, les surfaces
cultivées étaient tellement modestes qu'ils furent relativement
protégés de l'hostilité ambiante. Face à des
querelles nationalistes qui ne les concernaient pas en priorité, ils
réagirent comme ils l'avaient toujours fait, en cherchant à
défendre les intérêts de la colonie. C'est sans doute
parce qu'ils avaient eu à débattre d'un avenir incertain que
les Allemands de la Volga s'engagèrent dans la vie politique avec
une clairvoyance qui leur permit d'obtenir les premiers un statut d'autonomie
en Russie bolchevique.
En effet, le premier essai d'organisation politique des Allemands de la Volga,
le « Deutscher Ausschuss », créé en
mars 1917, était le comité privé qui s'était
réuni un mois plus tôt à Saratov à l'annonce de
l'extension des lois de liquidation de 1915 à tout l'empire russe.
Mais, lorsque les membres du comité, réunis pour s'opposer
aux spoliations annoncées virent, avec la chute du tsar, la menace
s'éloigner, ils convoquèrent une assemblée des
représentants des colonies, qui siégea du 25 au 27 avril 1917
à Saratov. Et même dans cette période d'instabilité,
la colonie suivit le chemin qui avait toujours été le sien,
d'agir à l'intérieur du cadre qui lui était imposé
par l'Etat russe. En effet, l'assemblée était constituée
de mandataires du zemstvo.Dès cette conférence, les partis
en gestation dans la société volga-allemande s'affrontèrent
à la faveur de l'effervescence politique. Tandis que les partisans
d'une démocratie bourgeoise étaient établis à
Saratov, l'Union des Socialistes
allemands70 se regroupait
à Katharinenstadt autour d'Adam Emich. C'est cette activité
politique qui fut la chance de la colonie. Lorsque les grands chefs
révolutionnaires, Lénine, puis Staline, voulurent mettre en
pratique leurs théories, ils trouvèrent en face d'eux, dans
la colonie des Allemands de la Volga, des partisans qui avaient, eux aussi
poussé très loin une réflexion politique et qui les
prenaient de court.
Tandis que la Déclaration des Droits des Peuples de Russie du 15/28 novembre 1917 était signée par Lénine, président du Soviet des Commissaires du Peuple et de Staline, Commissaire du Peuple aux Affaires des nationalités, des représentants des zemstvos de Nikolaievsk, Kamychin, Atkansk, Saratov et Novousensk se réunissaient le 11 février 1918 à Warenburg. A l'issue des débats, une esquisse de constitution était rédigée. « Les Allemands du Territoire de la Volga » s'assemblaient en une unité nationale sur la base de la loi sur l'autodétermination des peuples sous le nom de Fédération des Allemands de la Volga »71. La fédération aurait à sa tête un soviet administratif central. Ainsi, même si les participants à la conférence de Warenburg étaient en majorité des bourgeois modérés, ils surent écouter les représentants socialistes et même bolcheviques qui y siégeaient aussi. Même les plus conservateurs ne pouvaient oublier que c'était à la chute du tsar qu'ils devaient la fin de la guerre avec l'Allemagne et l'éloignement de la menace de confiscation de leurs terres. L'initiative prit le gouvernement russe de vitesse et Staline, à qui le projet fut présenté, n'eut pas de critique à y opposer. Certes, l'autonomie ne fut accordée que parce que la majorité modérée accepta de composer avec les exigences du pouvoir bolchévique. C'est l'analyse proposée par Alfred Eisfeld : « Dans les colonies sur les bords de la Volga, le mouvement d'autonomie, porté par des bourgeois dut reculer à partir de l'été 1918, devant le « Commissariat aux Affaires allemandes dans la région de la Volga » . 72
Cependant, l'autonomie que les membres de la colonie avaient réussi
à obtenir était bien l'aboutissement de démarches
pragmatiques. C'est parce qu'ils s'étaient mobilisés pour organiser
la lutte dans l'urgence contre le déplacement de leur population qu'ils
surent réagir aux bouleversements politiques qu'allait connaître
l'empire russe.
On peut considérer que les Allemands de la Volga étaient parvenus
à un point de leur évolution qui laissait entrevoir une
intégration possible. Leur engagement les amenait à prendre
parti pour des mouvements politiques qui dépassaient largement leur
petit groupe culturel.
La Fédération des Allemands de la Volga présentait donc un terrain favorable à la mise en place d'institutions inspirées d'un idéal révolutionnaire. Mais cela n'explique pas pour autant la collectivisation des terres, réalisée en 1931 à 95% contre 57,7% en moyenne sur le reste du territoire de l'U.R.S.S.73.Il suffit de rappeler que l'assemblée qui s'était réunie en 1918 à Warenburg, était en majorité modérée pour comprendre que les pressions du gouvernement soviétique avaient été plus fortes ici que dans les autres régions de l'U.R.S.S. Les témoignages font référence à des tentatives d'émigration. Kornelius Fröse, né en 1919 dans le village de Lysanderhöh, dans la région de Saratov, se souvient du départ de ses grands-parents en 1927 pour le Canada. »C'étaient des paysans aisés », raconte-t-il.74
Comme le Territoire de la Volga était en majorité peuplé
d'Allemands, on a réduit les différends entre le gouvernement
central et les habitants du Territoire à un conflit nationaliste.
Certes, l'arrivée des troupes allemandes en Juin 1941 a été
déterminante dans la décision du gouvernement soviétique
d'expulser tous les Allemands du Territoire de la Volga. Il s'agit là
d'une mesure traditionnelle en temps de guerre et la position des Allemands
de la Volga était de toute évidence, intenable. Sans doute,
beaucoup d'entre eux se trouvaient partagés, et même auraient
opté pour le rattachement à l'Allemagne nazie, dont on ignorait
encore les méfaits. Il est certain aussi que les ressentiments
xénophobes existaient avant cet événement dramatique.
J.F. Bourret indique : "Les batailles les plus sanglantes opposèrent
bolcheviks russes et bourgeois allemands et il est permis de se demander
où cessait la lutte des classes pour devenir une vengeance
nationale."75
Plus loin, il signale aussi les pressions exercées par le soviet russe
de Saratov. Mais en même temps, on constate que ces différends
ne prirent pas d'ampleur le temps qu'ils ne furent pas soutenus par le
gouvernement central. Au contraire, c'est à lui que les Allemands
font appel avec succès pour se défendre des excès des
gardes rouges. Mais l'aide effective des dirigeants soviétiques aux
Allemands de la Volga ne durera que le temps de la guerre civile. En effet,
c'est parce que les bolcheviks du gouvernement de Samara devaient faire face
aux Blancs et bientôt à la légion tchèque qu'ils
collaborèrent efficacement à l'intérieur de la Commission
du district pour établir les frontières du Territoire du
côté de la Prairie. J.F. Bourret écrit: "L'autonomie
était sur le terrain, un gage sur le flanc
sud-ouest."76 La
décision tarde en revanche, du côté de la Montagne dont
les positions étaient moins menacées. Plus tard, le Territoire
fut partagé en rayons, dans le but d'y introduire un plus grand nombre
de villages russes. Le centre administratif, d'abord créé en
1918 à Saratov, puis déplacé à Katharinenstadt
en avril 1919 77, fut
transféré à Prokovsk le 25 juillet 1927, ville qui ne
comptait que très peu d'Allemands.
Ainsi, la méfiance à l'égard des Allemands était
latente et se manifestait plus ou moins selon les préoccupations du
gouvernement central. Cela ne permet pas pour autant de réduire
l'oppression subie par la République autonome à un conflit
nationaliste. Kornelius Fröse témoigne plutôt d'antagonismes
de classe et d'opportunisme politique. Il déclare : «
Après qu'on eut expulsé la plus grande partie de la
population, des familles extérieures arrivèrent dans les villages
; des gens frustes. Comme la plupart d'entre eux étaient des communistes,
ils prirent bientôt la direction des « Soviets de village
» et organisèrent des collectifs. A nous, qui étions
restés, ils prirent tout, à part une seule vache.
»78 Il est
remarquable à quel point un antagonisme d'origine nationaliste est
considéré aujourd'hui encore dans nos sociétés,
comme légal et pour cette raison, mis en avant. Cependant, les relations
du Territoire de la Volga et du gouvernement central connurent des
péripéties qui montrent que les querelles partisanes eurent
leur importance et qu'elles doivent être distinguées des
différends nationalistes.
L'engagement politique des Allemands de la Volga fut rapidement embrigadé
par les membres du gouvernement central, qui, dans la tradition des tsars
de Russie, s'attachèrent à reprendre l'autonomie qu'ils venaient
d'octroyer et ils n'accordèrent jamais leur confiance aux habitants
de la colonie. Ainsi, ce ne sont pas des Allemands de la Volga qui prirent
la tête du Commissariat des soviets pour les affaires des colons allemands
de la Volga, mais les anciens prisonniers de guerre allemands, Ernst Reuter
et Karl Petin, dont Staline imposa la nomination dans les termes suivants:"
C'est pourquoi, pour combattre les grands paysans et les
contre-révolutionnaires des colonies allemandes, nous avons
désigné le Commissariat des soviets pour les affaires des colons
allemands de la Volga, à la tête duquel sont placés les
communistes éprouvés, les camarades Petin et Reuter, qui
appartiennent à la tendance des sociaux-démocrates allemands,
dirigés par Karl
Liebknecht."79 Non
seulement, l'initiative de la lutte révolutionnaire est-elle
attribuée finalement au gouvernement central, mais on met en outre,
sous tutelle des membres actifs de la vie politique de la colonie. La
préférence donnée à Karl Petin et Ernst Reuter
est symptomatique de la crainte de Staline de voir ce petit Territoire prendre
trop d'importance. Jamais l'engagement de ses habitants ne serait reconnu.
J.F. Bourret déclare:" A notre avis, le silence qui s'étendit
sur l'activité des socialistes allemands à la fin de l'année
1917 s'explique par le fait qu'ils furent les premiers à s'exprimer
sur la forme de
l'Etat."80
Avec la nomination d'hommes politiques étrangers à la vie de
la colonie, la Russie soviétique agissait en Etat technocratique.
Cette tendance allait se confirmer dans toute sa gravité lors de la
gestion catastrophique des mauvaises récoltes des années
1919-1920-1921.
Les fluctuations dans la production céréalière très
dépendante des précipitations, n'étaient pas nouvelles,
mais les paysans savaient faire face à une ou deux mauvaises années
par la maintenance de réserves. Les réquisitions du gouvernement
central désorganisèrent complètement le système
économique, ce qui amplifia la pénurie, au point de créer
une famine restée tristement célèbre. D'autres régions
de Russie furent touchées, mais le Territoire de la Volga s'était
rendu particulièrement vulnérable en voulant montrer au pouvoir
central que la Commune autonome pouvait fournir les hommes et le blé
réclamés. J.F. Bourret fait état d'une mortalité
de plus de cent mille personnes pour la seule année 1921.
C'est à l'occasion de ce dramatique événement que le
Territoire de la Volga se vit attribuer par le gouvernement central un rôle
qu'il n'avait pas brigué: celui d'exemple de la politique des
nationalités en Russie soviétique. En effet, lorsque le
gouvernement russe prit enfin connaissance du rapport d'Alexander Schneider,
l'aide intérieure et l'aide internationale vinrent au secours des
survivants. Le gouvernement soviétique remarqua alors que" la
République allemande de la Volga était plus susceptible de
frapper les imaginations occidentales que les Républiques autonomes
des Kazakhs ou des
Yakoutes".81
Ainsi, a près avoir envoyé les troupes contre les paysans
désespérés qui essayaient de sauver les dernières
semailles, et après avoir tenté de cacher au monde l'ampleur
du désastre, on n'hésitait pas à utiliser la minorité
à des fins de propagande. L'aide aux Allemands de la Volga fut soutenue
par Moscou parce qu'elle s'inscrivait dans les choix de la Russie
soviétique du moment. J.F. Bourret déclare:"Rassurer
et donner des gages de responsabilité, développer les relations
économiques, telle était la politique soviétique des
années vingt et dans cette entreprise, la République
volga-allemande joua un
rôle."82
Dans le même temps, on remettait sans cesse en question l'autonomie de la communauté volga-allemande. Les bolcheviks volga-allemands ou allemands étaient tantôt éloignés, tantôt rappelés au bon gré de la politique du gouvernement central.
Ainsi, les libertés accordées ou reprises aux Allemands de la Volga auront suivi les fluctuations des intérêts du pouvoir bolchevique. Les mobiles véritables ont été ceux d'un gouvernement désireux de réaliser ses projets et d'affermir son autorité. Les querelles partisanes ou nationalistes ont été utilisées selon les besoins du gouvernement central et l'on peut se demander si le conflit nationaliste que l'on prend pour une réalité a plus de fondements que les luttes d'influence.
La vérité est que le Territoire, transformé en
République Socialiste Autonome de la Volga en 1924 resta le jouet
de la politique versatile du gouvernement soviétique jusqu'en 1941.
Ce sont dans les dernières années de la vie de la communauté
que l'on trouve les exemples les plus frappants de l'utilisation subie par
les Allemands de la Volga à des fins de propagande. Ainsi, à
l'arrivée d'Hitler au pouvoir, "la République volga-allemande
fut célébrée comme le seul Etat allemand du monde libre
et progressiste, au demeurant témoignage de la politique libérale
de Moscou vis-à-vis des
minorités."83
Mais, lors de la signature du pacte germano-soviétique, Staline
évite de peu la mise en scène ridicule qu'il avait projetée:
une visite officielle de la République Soviétique Socialiste
Autonome des Allemands de la Volga en compagnie d'Hitler. J. F. Bourret se
réfère à "certains témoignages", selon lesquels
"les préparatifs auraient été si loin que des drapeaux
allemands auraient été distribués à une partie
de la population."84 Il
ajoute avec la même prudence quant à cette anecdote: "Il semble
que l'opposition scandalisée des responsables politiques volga-allemands
a provoqué l'abandon de cette
initiative."85 C'est dans
ce même esprit de mascarade que fut organisé le parachutage
en août 1941 de commandos soviétiques portant des uniformes
allemands. Selon les témoignages, on insiste plus ou moins sur le
fait que les Allemands de la Volga les accueillirent en libérateurs.
Il est vrai que le pangermanisme avait eu de son côté le temps
de se développer. Dès 1920, on charge la minorité d'une
mission qu'elle n'a pas revendiquée et qui lui portera bien malheur:
" En tant que pionniers de la germanisation au cur de la Russie,
il faut que ces paysans allemands soient maintenus; là-bas, ils seront
peut-être un jour d'une importance décisive pour notre
avenir."86 Les Allemands
de la Volga n'apporteront pas l'aide escomptée, dans la mesure où
ils ne sont pas ces conquérants mythiques pour lesquels on aurait
bien voulu les faire passer. Ils n'étaient que de simples colons.
Mais c'est le même prétexte que Staline reprendra pour dissoudre
la République volga-allemande. Le décret du Présidium
du Soviet Suprême du 28 août 1941 « concernant le
déplacement des Allemands dans les rayons de la Volga »
parut dans le journal officiel de la République de la Volga «
Nachrichten », le 30 août 1941
87. La population y était
accusée de collaboration. Alfred Eisler précise le chiffre
des déportés, qui correspond à la totalité des
habitants allemands du Territoire de la Volga : « En même
temps qu'à peu près 400.000 allemands de la Volga, environ
80.000 Allemands d'autres régions de la partie européenne du
pays, ainsi qu' environ 25.000 personnes de Géorgie et d'Azerbaïdjan
furent déportés en Sibérie.
»88
Ces chiffres permettent de déceler la volonté du gouvernement
soviétique de supprimer définitivement le Territoire de la
liste de ses Républiques autonomes. Les Allemands de la Volga n'auront
plus après la guerre, la possibilité de rentrer en possession
ni des terres qu'ils avaient colonisées, ni d'un territoire auquel
ils avaient réussi à donner une forme administrative.
58 Article d'Alfred Eisfeld, cité note 15,
paru dans l'ouvrage cité note 1. P.13 " Mehrere Zehntausend
preußischer und russischer Untertanen haben das Land verlassen und
wanderten nach Übersee aus.": « Plusieurs dizaines de milliers
de sujets prussiens et russes ont quitté le pays pour s'exiler en
outremer. »
59 Journal analysé par J.F Bourret dans l'ouvrage
cité note 4. P. 216. Le titre signifie : « Le Messager de la
Paix sur les deux rives de la Volga, la Montagne et la Prairie. » Le
premier numéro parut en 1865.
60 Journal analysé par J.F Bourret dans l'ouvrage
cité note4. P.225. Le titre signifie : « l'Etoile du Matin
».
61 Journal analysé par J.F. Bourret dans l'ouvrage
cité note 2. P.227. Le titre a la même signification que le
prénom français : »Clément ».
62 Revue analysée par J.F. Bourret dans l'ouvrage
cité note 2. P. 220. Le titre signifie : « Les Cloches de la
Patrie. »
63 Journal analysé par J.F. Bourret dans l'ouvrage
cité note 2. P. 213. Le titre signifie : « Journal Allemand de
Saratov ».
64 Journal analysé par J.F. Bourret dans l'ouvrage
cité note 2. P. 232. Le titre signifie : « Journal Populaire
Allemand ».
65 Ouvrage cité note 2 . P. 236.
66 Les deux mots sont traduits en français par «
patrie ». Mais on retrouve dans le mot « Heimat », «
das Heim » : la maison, l'endroit où l'on se sent chez soi, tandis
que le mot « Vaterland » contient « der Vater », «
le père ».
67 Citation relevée par J.F. Bourret dans l'ouvrage
cité note 2. P. 223.
68 J. Bourret. Ouvrage cité note 2. P.71.
69 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 2. P. 77
70 Cette union porta différents noms : d'abord «
Bund der Sozialisten », puis « Sozialistenbund » et enfin
« Sozialistenverband ».
71 D'après Schleuning. « Die deutschen Kolonien
im Wolgagebiet. Berlin-Verein für das Deutschtum im Ausland. 1919. P.37-38.
Cité par J.F. Bourret dans l'ouvrage cité note 2. P.257.
72 Article cité note 15. P. 13: Texte original :"In
den Kolonien an der Wolga musste die von Bürgerlichen getragene
Autonomiebewegung seit Sommer 1918 dem "Kommissariat für deutsche
Angelegenheiten im Wolgagebiet weichen".
73 Article d'Alfred Eisler, cité note 15, extrait
de l'ouvrage cité note 1. P. 15. Texte original : « Die ASSR
der Wolgadeutschen wurde zum 1. Juli 1931 zu 95 Prozent kollektiviert,
während der Landesdurchschnitt erst bei 57,7 Prozent lag."
74 P. 1. Texte écrit par Kornelius Fröse
intitulé « Erinnerungen von der Kindheit bis ins Alter »
: « Souvenirs depuis l'enfance jusqu'à un âge avancé
», recueilli lors d'une interview en Avril 2000. Texte en allemand :
« Sie waren wohlhabende Bauern. »
75 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P.259
76 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P. 277
77 Katharinenstadt est l'actuelle Marxstadt.
78 Ouvrage cité note 74. P. 1. Kornelius Fröse.
Texte allemand : « Nachdem man die meisten Bewohner aus den Dörfern
ausgesiedelt hat, kamen auswertige Familien in die Dörfer ; ein sehr
rauhes Volk. Da die meisten von ihnen Kommunisten waren, nahmen sie sofort
die Oberhand in den « Dorfsowets » und organisierten Kollektive.
Uns, den zurückgebliebenen wurde alles, bis auf eine einzige Kuh
weggenommen. »
79 Instruction du Soviet des Commissaires du peuple de juillet
1918, adressée aux Soviets de gouvernement de Samara et de Saratov,
citée par J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P. 265
80 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P.255
81 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P.295
82 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P.311
83 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P. 312.
84 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P. 312.
85 J.F. Bourret. Ouvrage cité note 4. P.312.
86 Citation faite par J.F. Bourret dans son ouvrage cité
note 4. P. 295.
87 Ouvrage cité note 1.P. 16. Artcle d'Alfred Eisler.
Texte en allemand:" am 30. August wurde in der Regierungszeitung der
Wolgarepublik "Nachrichten" der Erlass des Präsidiums des Obersten Sowjets
der UdSSR vom 28.8.41 "Über die Übersiedlung der Deutschen, die
in den Wolgarayons wohnen" veröffentlicht."
88 Ouvrage cité note 1. P. 16. Article d'Alfred
Eisler.
(über den Frame)